CONTE FANTASTIQUE
Conte fantastique
d'après une des histoires extraordinaires d'Edgar Allan Poë
"Le Masque de la Mort rouge"
Harry Clarke (1889-1931)
Illustration pour
Le Masque de la mort rouge (1919)
I - L'argument :
Le texte placé en exergue de la
partition parue chez Durand en 1924 (voir infra) s'inspire des Tales of the Grotesque and Arabesque (Contes du
grotesque et de l'arabesque) du conteur, essayiste et critique américain
Edgar Allan Poë (1809-1849) publiés en 1839 puis en 1845 sous le simple
titre de Tales (Contes). Cette dernière publication rassemble
soixante-dix textes publiés dans les journaux de 1832 à 1849. Baudelaire
entreprit la traduction et l'édition de ces Contes sous le titre
Histoires extraordinaires (1856), Nouvelles histoires extraordinaires
(1857), Histoires grotesques et sérieuses (1865). Le Masque de
la Mort rouge a paru aux États-Unis en mai 1842 dans le
Graham's Magazine et fut traduit par Baudelaire le
19 juillet 1845 puis publié dans le cadre des Nouvelles histoires extraordinaires.
On trouve le texte original de Poë et la traduction de Baudelaire
ici. C'est Stéphane Mallarmé qui se chargera de la
traduction des poèmes de Poë publiés en 1888.
Le conte se déroule au cours d'une épidémie de peste. Le prince Prospero réunit mille de
ses courtisans dans une abbaye fortifiée. Après cinq ou six mois de réclusion, le prince organise un bal masqué dans une enfilade
impériale de 7 salles
respectivement bleu, pourpre, verte, orange, blanche, violette, la dernière avec
des tentures de velours noir et des carreaux écarlates de la couleur du sang.
Alors, aux douze coups de l'horloge d'ébène de la dernière salle, apparaît un masque auquel personne n'avait prêté attention,
porté par un personnage grand et décharné, enveloppé d'un suaire de la tête aux
pieds : c'est la
Mort rouge (la peste). Il tue le prince et les courtisans tombent "un à un dans
les salles de l'orgie inondées d'une rosée sanglante".
Le Masque de la Mort rouge est donc un conte montrant qu'il n'y a pas de rempart
contre la mort ; elle n'atteint pas que le peuple mais se venge aussi du prince Prospero
et de ses protégés. Ceux-ci ont en effet osé la défier. Par ailleurs, il y a une
certaine morale dans ce conte dans la mesure où le Prince a privilégié les
chevaliers et les dames de sa cour, courtisans qui "résolurent de se barricader
contre les impulsions soudaines du désespoir extérieur et de fermer toute issue
aux frénésies du dedans". Ce protectionnisme, opéré au détriment du monde
extérieur (le peuple), est finalement condamné par l'écrivain et, on peut penser
que Caplet aura pu être séduit par cette morale qui rend les hommes égaux face à la
mort. Au cours de la guerre 14-18, il vivra pourtant des expériences contraires
dans la mesure où les généraux qui sont restés à l'arrière ont envoyé à la
mort les poilus. Mais ceci est une autre histoire... C'est l'Histoire.
II - Les adaptations visuelles du Masque de la Mort Rouge :
De nombreuses adaptations cinématographiques ont été faites de ce conte. Dès
1921, il inspira le
réalisateur russe Vladimir Gardin pour son film A Spectre haunts
Europe. Il fut repris encore au cinéma en
1964 : Le Masque de la Mort Rouge du Britannique Roger Corman (il
a aussi réalisé La Chute de la maison Usher en 1960 et, plus récemment,
le Silence des agneaux en 1990)) et en 1989 de l'Américain Larry Brand
(Halloween Resurrection). Le conte a également fait le sujet d'une adaptation radiophonique pour la CBS
par George Lowther le 10 janvier 1975.
On peut même voir
ici un
sympathique court métrage d'animation amateur de huit minutes ou encore
là des extraits d'un court métrage de Guillaume Moiton (2008). Le
grand cinéaste japonais Akira Kurosawa (1910-1998) avait envisagé très peu de
temps avant sa mort une adaptation du conte de Poë. Le projet est repris en 2017
par le groupe de production chinois Huayl Brothers Media et CKF avec une sortie
prévue en 2020.
On trouve sur
des mises en images du conte empruntées aux versions discographiques
Cambreling/Prêtre ou
encore d'Alice Giles
.On peut également voir et écouter l'exécution de Hunag Yu-Hsin (harpe), Mary
Lidman et Caitlin Crabtree (violons), Julia Garfinkel (alto), Hera Kim
(violoncelle) en deux parties
ici
et
là
On peut consulter de très nombreux liens
(parfois d'un
goût douteux) se référant au Masque de la mort rouge en tapant sur le
moteur de recherche Google "The Maske of Red Death"
The
Masque of the Red Death (The Phantom of the Opera)
The
Masque of the Red Death ;
The
Masque of the Red Death ;
DVD du film de Roger Corman |
DVD du film de Roger Corman |
DVD du film de Larry Brand |
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Joseph HOLBROOKE |
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III - POE et les musiciens :
Contes et poèmes d'Edgar Poë ont inspiré de très nombreux
compositeurs, Anglais bien sûr mais aussi Français
notamment grâce aux magnifiques traductions de Baudelaire et de
Mallarmé dont certains sont allés
jusqu'à estimer qu'elles étaient meilleures que le texte
original. Les Russes ne sont pas en reste bénéficiant des traductions du poète
symboliste Constantin Balmont. Poë a donc inspiré de nombreux compositeurs, du début du XXe
siècle à aujourd'hui, sous des formes très diverses. La liste établi par Burton
R. POLLIN [1] atteint plus de 200
références ! En voici quelques exemples par ordre chronologique :
- Joseph HOLBROOKE (1878-1958), compositeur anglais, a été le
premier fasciné par les contes et les poèmes de
Poë. Holbrooke a écrit dès 1900 un Poème symphonique op. 25 (1900)
d'après le poème The Raven (Le Corbeau),
puis un Poème symphonique op. 35 (1901-1903) d'après le poème
de Poë Ulalume, ainsi qu'un poème pour
chœur et orchestre Les Cloches op. 50 (1903)
anticipant de dix ans l'œuvre de Rachmaninov. Plus étonnant, sa musique de chambre également rend hommage au poète américain : son
Sextuor à cordes op. 43 (1903) se rapporte au poème de Poë
Al Aaraaf, son Sextuor pour piano et
vents op. 33a (1906) s'inspire du poème Israfel,
son Quintette avec clarinette n°2 op. 27 n° 2 (1910) est inspiré du conte
Ligea. Il a également
écrit un ballet intitulé The Red Mask et un poème symphonique
The Masque the Red Death d'après
Le Masque de la Mort rouge dans les années
1920. Enfin, il a écrit sa Symphonie dramatique n° 1
Homage to E.A. Poë op. 48 avec chœur (1908)
ainsi qu'une Fantaisie symphonique d'après Le
Palais hanté.
- Claude DEBUSSY. A une enquête qui lui avait
été soumise le 15 novembre 1889 sur ses auteurs favoris, Debussy répondit : Flaubert et
Poë pour la prose et Baudelaire pour la poésie. C'est d'ailleurs probablement
par les traductions de Baudelaire qu'il découvrit Poë et bien sûr par Mallarmé
lui-même qu'il fréquente à
partir de fin 1890. En 1903, Debussy envisage donc de composer un
conte musical en 2 actes et 3 tableaux d'après le conte
Le Diable dans le beffroi. Projet abandonné
dont il reste 3 pages d'esquisses + 4 pages correspondant au 1er
tableau avec un violon solo ; 6 pages de la main de Debussy concernent le scénario datées du
25 août 1903 donnant le résumé de 2 tableaux. Debussy, en 1908, revient à Poë
avec le conte La Chute de la maison Usher.
De nombreuses esquisses montrent que le projet hanta longtemps Debussy car il y
retravailla en 1909-1910 et même tardivement en 1916-1917. Ces esquisses ont
amené des musicologues à tenter en 1976 une reconstitution de ce qu'aurait pu
être cet opéra : deux musicologues de l'Université de Yale (C. Abbate et R. Kyr)
d'une part et le compositeur Juan Allende-Blin d'autre part. C'est cette
dernière reconstitution qui retient aujourd'hui l'attention et c'est elle qui
fut enregistrée par Georges Prêtre à Monte-Carlo du 13 au 16 juin 1983 (EMI
7479212). Elle a été éditée aux Editions Jobert en 1979 et créée à la Radio de
Francfort le 1er décembre 1977 sous la direction d'Eliahu Inbal.
Debussy, dans une lettre du 5 juillet 1908 adressée au directeur du Metroplitan
Opera, Giulio Gatti-Casazza, faisait part de son désir de voir représenter La
Chute de la maison Usher et Le Diable dans le beffroi dans une
même soirée.
- Florent SCHMITT (1870-1958), compositeur français, a écrit son Etude pour Le Palais hanté
op. 49 en 1904 et elle fut créée aux Concerts Lamoureux le 8 janvier 1905 sous
la direction de Camille Chevillard. Esquissée en 1900, la partition ne fut
achevée à Rome qu'en 1904 et figure donc parmi les envois de Rome du jeune
pensionnaire de la Villa Médicis à l'époque où Caplet lui-même y séjournait.
Deux traductions du poème de Poë existent par Baudelaire et Mallarmé. Il semble que ce soit celle de
Baudelaire dont Schmitt se soit inspiré.
- Henry Franklin GILBERT (1868-1928) compositeur américain, compose en 1904, une
pièce pour piano d'après le conte L'Île de la fée
qu'il orchestrera sous forme de poème symphonique en 1923.
- Bertram SHAPLEIGH (1871-1940), compositeur américain, a écrit en 1907 une
œuvre pour chœur et orchestre Le Corbeau op. 50
d'après le poème de Poë.
- Nikolaï MIASKOVSKI (1881-1950), compositeur russe, a écrit en 1909 un poème
symphonique Nevermore (Silence) op. 9 d'après le poème
Le Corbeau de Poë créé à Moscou le 13 juin
1911.
- John IRELAND ( 1879-1962), compositeur anglais, a composé vers 1910 un
mélodrame pour récitant et piano d'après le poème
Annabel Lee.
- Henriette RENIE (1875-1956), compositrice et harpiste française, a écrit en 1912 une
Ballade fantastique pour harpe d'après le conte
Le Cœur révélateur.
Plusieurs de ses œuvres portent le tire de
Légende.
- Serge RACHMANINOV (1873-1943), compositeur russe, a écrit en 1913 son magnifique poème symphonique avec
solistes, chœur et orchestre
Les Cloches op.
35 d'après
l'adaptation d'un poème de Poë traduit par Constantin Balmont. Comme la
Sonate pour piano "Les Quatre âges" op. 33 (1847) de Charles-Valentin Alkan,
le poème de Poë et, donc l'opus 35 de Rachmaninov, font allusion aux quatre âges
de la vie.
- Mikhaïl GNESSIN (1882-1957), compositeur russe, utilise le texte de Ligea
(traduction de Balmont) dans Le Ver vainqueur (1913) pour voix et orchestre.
- Nikolaï TCHEREPNINE (1873-1945), a écrit un ballet Le
Masque de la Mort rouge créé à Petrograd le 29 janvier 1916.
- Edouard Burlinghame HILL (1872-1960), compositeur américain, a composé le
poème symphonique La Chute de la maison Usher
op. 27 créé à Boston le 29 octobre 1920.
- Adriano LUALDI (1885-1971) écrit (1919-1923) un opéra d'après
Le Diable dans le beffroi représenté
à La Scala de Milan le 22 avril 1925 et révisé en 1954.
- Désiré-Emile Inghelbrecht, ami de Debussy et
collaborateur de Caplet comme chef de chant lors des représentations du
Martyre de Saint-Sébastien en mai 1911. Compositeur, il écrivit un
ballet Le Diable
dans le beffroi qui fut créé à l'Opéra de Paris le 1er juin 1927. Sans
doute n'ignorait-il pas que Debussy avait songé écrire un opéra à partir du même
conte.
- E. L. DIEMER (?) a écrit une œuvre pour chœur et piano d'après le poème
Les Cloches.
- Yves BAUDRIER (1906-1988), compositeur français, a écrit en 1938 une Suite
pour ondes Martenot et orchestre de chambre d'après le conte
Eleonora.
- Edgar Stillman KELLEY (1857-1944), compositeur américain, a écrit en 1925 une
suite symphonique intitulé Le Puits et le pendule.
- S. HAWLEY (?), a écrit deux œuvres pour récitant et piano sur le
poème Le Corbeau et sur
Les Cloches.
- Cyril SCOTT (1879-1970), compositeur anglais, a écrit en 1932 un ballet
Le Masque de la Mort rouge.
- Eugène MORAWSKI-DABROWA (1876-1948), compositeur polonais, a écrit
deux poèmes symphoniques : le premier en 1925 d'après le poème
Ulalume et le second en 1938 Nevermore d'après le poème
Le Corbeau.
- Jean VALLERAND (né en 1915), compositeur canadien, a écrit en 1939 un poème
symphonique intitulé Le Diable dans le beffroi.
Création à Montréal le 24 avril 1942.
- Raymond LOUCHEUR a composé un ballet-pantomime Hop-Frog, achevé en 1948
et créé à l'opéra de Paris le 17 juin 1953. Cette partition était dédiée à
Florent Schmitt, peut-être un hommage au compositeur de l' Etude pour Le
Palais hanté (voir supra).
- Erich Walter STERNBERG (1891-1974), compositeur israélien d'origine allemande,
a mis en mélodie le poème Le Corbeau pour
baryton et orchestre en 1949.
- Larry SITZKY (né en 1935), compositeur australien, a composé un opéra
La Chute de la maison Usher créé au
festival de Hobart en août 1965.
- Bruno BETTINELLI (né en 1913), compositeur italien, a écrit en 1958 un opéra
intitulé Le Puits et le pendule, créé à
Bergame le 24 octobre 1967.
- Winifred PHILLIPS, compositrice américaine, a également écrit la musique
d'une dramatique pour Radio Tales sur le conte de Poë qui a remporté The
American Women in Radio and Television Awards (AWRT) en 1997.
- Le groupe suisse de black metal SAMAEL dans son album Ceremony of Opposites
(janvier 1994) a donné le titre
Mask of the Red Death à une de ses réalisations
(plutôt hard) !
[1]
: Sur les rapports des musiciens avec Poë, on peut consulter l'ouvrage :
EVANS M. G. Music and Elgar Allan Poe, Baltimore and Oxford, 1939/R1968 ;
La liste des œuvres relevées par Evans est complétée par plus de deux cents
références dans l'article de Burton R. POLLIN paru in Music and Letters n° 54
(Octobre 1973), 391-404. On peut plus facilement consulter l'article paru dans
le
Grove Dictionnary of Music and Musicians qui ouvre une entrée à Edgar Allan Poë signée Paul
Griffiths (édition 1995).
IV - Caplet et Poë :
Dans son excellente étude sur le Conte fantastique,
Claude Hautenauve (voir Bibliographie) suggère
judicieusement que Caplet a fait connaissance de Poë par l'intermédiaire de
Florent Schmitt son condisciple à la Villa Médicis à Rome. C'est très plausible
puisque les deux musiciens se fréquentaient (voir
Iconographie) et que Schmitt mettait alors au point son étude Le Palais
hanté (voir supra). Le normand Caplet était sensible à la littérature en
langue anglaise et ses séjours tant à Boston qu'à Londres laissent supposer
qu'il pratiquait couramment la langue de Shakespeare. Il y avait à l'époque de
Caplet une grand fascination pour la culture en langue anglaise à laquelle
Debussy était également très sensible. L'Amérique faisait rêver au même titre
que l'Orient, autre pôle attractif qui ne sera pas sans incidences sur le
langage musical de l'époque. Madame Butterfly (1904) de Puccini est
symbolique de ce point de vue. La harpiste Constance Luzzatti a consacré un
chapitre très détaillé à « André Caplet et la harpe : Le Conte
fantastique » dans l'ouvrage André Caplet,
compositeur et chef d'orchestre publié par la Société française de
musicologie. Elle y montre tout ce que Caplet à apporter à son instrument,
comment cette partition marque un tournant dans le style du compositeur, combien
sa révision en 1923 pour la harpe à pédales a décidé Caplet à écrire d'autres
oeuvres pour la harpe seule ou avec un ensemble, notamment dans son
chef-d'oeuvre Le Miroir de Jésus.
V - Genèse de l'œuvre
de la Légende (1909) au Conte (1923) :
La partition se présente sous trois versions très proches
réalisées respectivement à la demande de Gustave Lyon, Micheline Kahn et Robert
Casadesus.
1 -
Replié à Criquebeuf-en-Caux en 1908,
Caplet se souvient-il que son compagnon à Rome Florent Schmitt avait composé une
Etude symphonique Le Palais hanté d'après Poê ? En tout cas, il
imagine à son tour une Légende, Etude symphonique d'après "Le Masque de
la Mort rouge" de Poë pour orchestre et harpe chromatique.
Cette
partition répondait à une commande de Gustave Lyon qui avait mis au
point pour la maison Pleyel une harpe chromatique sans pédales, mais
avec deux rangées de cordes. Gustave Lyon a également
commandé pour son instrument des partitions à Debussy (Deux
Danses, profane et sacrée, 1904 pour harpe et cordes) et à Florent Schmitt (Andante et
Scherzo pour harpe chromatique et quatuor à cordes,
1906). Voir mon article sur "Caplet et la harpe" dans la page
Dictionnaire.
Le 7 mars 1909 a lieu la création de
Légende, Etude symphonique
d'après le Masque de la mort rouge de Poë aux Concerts Colonne,
Mme Lucille
Wurmser-Delcourt
(harpe), direction Gabriel Pierné (adjoint de
Colonne depuis 1903). Accueil très réservé du public et de la presse (vois infra
VI - Réceptionde l'oeuvre)
Le 27 avril : Séance de musique ancienne et
moderne pour harpe (Mme Wurmser-Delcourt), salle Pleyel. Au programme des œuvres de
Caplet dont Légende, l'Etude Symphonique d'après Poe sous
la direction de Caplet.
Dans l'étude sur le Conte fantastique à laquelle j'ai déjà
fait référence plus haut, Claude Hauteneuve cite une lettre non datée de Caplet à Florent Schmitt
: "J'ai songé déjà à
l'illustration musicale de cette histoire extraordinaire d'E. A. Poë en
vue du ballet russe (Fokine, Nijinski, Consort et quanti). Il est même
entendu que l'on donnera ce ballet à Boston où la troupe russe doit
venir en représentation". Ce projet émis vers 1911-1912
n'aboutira pas, hélas. Précisons au passage que Caplet avait écrit en 1905
une première Légende pour hautbois, clarinette, saxophone, basson et
quintette à cordes - sans rapport avec celle qui nous
occupe - qui sera créée à Boston le 19 janvier 1905.
2 -
La harpe chromatique de Raymond Lyon (Pleyel) étant quelque peu tombée en
désuétude, les compositeurs révisèrent donc leurs partitions pour la harpe
diatonique à pédales (Erard). Elle avait notamment la faveur de Micheline
Kahn qui deviendra une ardente avocate des œuvres
de Caplet. Dans la revue Zodiaque (1978), Micheline Kahn raconte ses souvenirs et la manière dont
elle demanda à Caplet de réviser sa Légende : "Ayant
appris qu'il avait écrit une Légende pour harpe chromatique et
orchestre jouée une fois aux Concerts Colonne, je demandai la musique aux
Éditions Durand, éditeurs habituels des eouvres de Caplet. Il me fut répondu que
cette partition était restée inédite et on me communiqua le numéro de téléphone
de l'Auteur. Plus de dix ans s'étaient écoulés depuis cette première et unique
audition, d'ailleurs sifflée, et André Caplet fut très surpris que quelqu'un
puisse s'intéresser à une œuvre pratiquement oubliée. Ne sachant même plus
lui-même où il avait rangé son manuscrit, il me demanda quelques jours pour le
retrouver et me communiqua en vue d'une adaptation pour la harpe Erard. [...] Vers 1920, l'étoile de la harpe chromatique
commençait à pâlir, Caplet eut la curiosité de mieux connaître la harpe
Erard. Je lui jouai la Légende lui signalant les passages inexécutables à la harpe Erard, lui
suggérant d'autres possibilités. Il se prit au jeu et transforma sa
Légende qui devint le Conte fantastique d'après le Masque de
la Mort rouge d'Edgar Poë pour harpe et quatuor. J'en donnai la
première audition avec le Quatuor Poulet. Caplet assista aux répétitions
dans un esprit de raffinement, dévoilant la signification de chaque note
pourrait-on dire. L'œuvre définitive est écrite pour harpe et quatuor ;
le fait de l'exécuter avec accompagnement d'orchestre me semble à
l'encontre de l'écriture et de l'esprit de cette musique. Une version
pour piano fut faite pour Robert Casadesus."
Nous devons donc à Micheline Kahn la révision, en 1923, de la Légende de
1908 sous le titre de Conte fantastique et l'intérêt renouvelé de Caplet
pour la harpe. Cette version fut créée à la Société Française de Musique
de Chambre, le 18 décembre 1923, salle Erard, avec Micheline Khan et le
Quatuor Poulet et elle éditée l'année suivante chez Durand.
3 -
Onze jours après la création du Conte fantastique, le 29 décembre, Maurice Maréchal
et les Concerts Colonne sous la direction de Gabriel Pierné créaient Épiphanie, fresque musicale pour
violoncelle principal et orchestre d'après une légende éthiopienne.
Maurice Maréchal et Robert
Casadesus jouèrent fréquemment ce chef-d'œuvre et l'enregistrèrent partiellement
(hélas)
en juin 1930 (voir Discographie). Selon le
témoignage de Micheline Kahn, c'est grâce à l'intervention de Robert Casadesus qu'il existe également une troisième version du
Conte fantastique pour piano et cordes également éditée par Durand en 1924.
Une version pour piano seul a été réalisée et arrangée par Jura Margulis, en
2006, et enregistrée chez Oehms Classics. (voir
discographie)
En résumé, les trois versions sont à quelques détails près identiques. La
Légende est pour harpe chromatique et orchestre à cordes, Le Conte fantastique
reprend la partie de harpe et réduit l'orchestre au quatuor à cordes avec
contrebasse ad libitum. Dans la version avec piano, on distingue quelques
variantes avec la partie de harpe en ce qui concerne les glissandi. Il va sans
dire que la version avec harpe est préférable car elle respecte la pensée de
Caplet. Pour ma part, je ne saurais trancher entre la version pour orchestre à
cordes et la version avec quatuor la plus couramment exécutée. La première
accentue le caractère dramatique du conte et donne à l'œuvre des accents de
poème symphonique. La seconde dans un équilibre plus naturel entre la harpe et
le quatuor à cordes exprime mieux le mystère et le caractère fantastique du
conte ; elle restitue aussi plus clairement l'écriture de Caplet pour les
cordes. En revanche, je déplore que la version pour piano seul ne
semble pas plus intéresser les pianistes d'autant qu'elle constitue, à mon sens,
le chef-d'œuvre de Caplet pour cet instrument. Elle donne une toute autre couleur à
l'œuvre sans trahir la pensée du compositeur qui a d'ailleurs agréé l'édition de cette
version. Il est vrai que c'était une pratique courante des éditeurs à cette
époque (notamment Durand !) de proposer des versions différentes d'une même
œuvre pour des raisons sans aucun doute plus commerciales que
musicales, mais ici il s'agit bien d'une version réellement conçue par Caplet à
l'intention Robert Casadesus. L'excellent Disque de Jura Margulis devrait
pourtant convaincre les plus réticents.
VI - Réception de l'oeuvre
La première vercion de 1909 fut mal accueillie par le public
et la presse. Louis Schneider ("Les concerts classiques" Gil Blas,
7 mars 1909)
:
« Je crois que M. Caplet fait fausse route : cet
élève de MM. Th. Dubois et Xavier Leroux, prix de Rome, a voulu se libérer de la
forme de l'école et il verse maintenant dans l'imitation de Debussy. C'est à
nous de crier "casse-cou" ! M. André Caplet est un excellent musicien, mais sa
Légende
n'est pas de la musique, c'est du bruit,
c'est tout ce qu'on voudra, sauf de l'idée ; cela peut être du Debussy exaspéré
; et ce n'est que quelque chose de maladif et d'imprécis,
aegri
somnia [rêve de malade] disait notre bon
Horace. Le public a houspillé cette
Légende inspirée d'Edgar Poë ; il a fait
fête à Mme Wurmser-Delcourt, qui a joué cette page ultra-difficile avec un sens
musical étonnant, avec une sûreté impeccable ; elle avait à son service une de
ces harpes chromatiques dont nous devons l'invention à M. Gustave Lyon ;
l'instrument est sonore, il permet des traits qu'ignore l'autre harpe. En somme,
la cause de la harpe chromatique a été gagnée par Mme Wurmser-Delcourt devant le
public ; la jeune harpiste n'en a que plus de mérite ; car il était difficle de
tirer son épingle du jeu avec une oeuvre telle que cette
Légende. »
Luc Marcy (Le Monde
musical, 19 mars) :
"On peut s'étonner
qu'un jeune Prix de Rome, qui a, par ailleurs, donné des preuves indéniables de
sa réelle musicalité, ait songé, à moins d'admettre l'idée d'une paradoxale
espièglerie, traduire en œuvre de musique pure, avec partie prépondérante pour
la harpe, l'instrument élégiaque et caressant par excellence, le bizarre,
diabolique et malsain conte d'Edgar Poë [...]. Il essaya pourtant au prix de
dissonances déchirantes, de farouches et raboteux accouplements de timbres
suivant un plan musical qui demeure une énigme pour tout esprit non initié".
Pierre Lalo ("Musiques françaises contemporaines", Revue musicale de Lyon,
28 mars) ne ménage pas notre compositeur atteint de l'épidémie debussyste :
"Ce prix [de Rome], je crois bien que M.André Caplet,
un autre jeune artiste, dont nos concerts symphoniques ont tous deux inscrit le
nom sur leurs programmes, l'a récemment obenu. Malheureusement, on ne voit pas
chez lui, comme chez M. Roger Ducasse, se dessiner une personnalité : tout au
contraire. Les premiers ouvrages qu'il avait produits le faisaient pourtant
espérer, et l'on y décernait un sentiment véritablement musical. mais depuis ce
temps de ses débuts, M. Caplet a été atteint de la maladie à la mode, et il ne
semble pas qu'il lui ait opposé aucune résistance : sans doute le terrain était
favorable. Il apparaît aujourd'hu en proie à la fièvre debussyste. Les deux
mélodies qu'il a fait entendre salle Gaveau étaient toutes pleines des petits
préocédés trop aisément reconnaissables qui sont comme les bacilles révélateurs
de cet art et de ce mal particuliers. La
Légende pour harpe et orchestre, qu'il
vient de donner au Châtelet, en est plus imprégnée encore. Cette légende
est intitulée le
Masque de la Mort rouge
; c'est d'ailleurs une étrange conception que celle d'exprimer par un solo de
harpe le conte d'Edgar Poë qui porte ce nom. Ici, le debussysme de tous les
détails du style est apparu si manifeste, que le public s'en est quelque peu
diverti. C'est dommage ; M. André Caplet est assurément pourvu d'heureux dons ;
voici que la plus fâcheuse épidémie le saisit et l'arrête dans son
développement. Il faut souhaiter que ce ne soit pour lui qu'une maladie de
jeunsee, et qu'il en puisse guérir au plus tôt. Mais que cette épidémie est
dangereuse, et combien d'adolescents en sont victimes ! "Ils ne mourraient pas
tous, mais tous étaient frappés." Tous ou presque."
Auguste
Mangeot (Le Monde
musical, 30 avril) après une nouvelle exécution le 27 avril avec la
même soliste, mais cette fois sous la direction de Caplet, tempère la réaction de son confrère Luc Marcy :
"On se souvient du tumulte que provoqua le mois dernier aux Concerts
Colonne, dans le public et dans la presse, la Légende pour harpe et
orchestre de M. A. Caplet [...] On ne s'explique guère le mauvais
accueil qu'elle reçut à son début [...]. Avec un orchestre très réduit
et un instrument principal significatif, elle crée bien "l'atmosphère
haletante de terreur et d'épouvante" qui prépare l'action ; sans tomber
dans les détails inutiles...". Louis Schneider ("Les
concerts classiques" Gil Blas, 3 mai 1909) :
"Salle Pleyel, nous étions conviés pour la dernière
séance de harpe chromatique. J'avais tenu à réentendre la
Légende de M.
André Caplet. Cette oeuvre avait été assez houspillée aux Concerts Colonne, lors
de la première audition il y a deux mois ; elle avait du reste été faiblement
exécutée par l'orchestre. À une seconde audition audition, avec l'auteur qui la
dirigeait , elle m'est apparue plus serrée. Elle suppose évidemment de la part
de l'auditeur la connaissance du sujet, le
Masque de la Mort rouge,
d'Edgar Poe. Or, avec la notice qui l'accompagne, elle entre dans la catégorie
de la musique à programme. Comme écriture, cette
Légende se
recommande de Debussy ; elle est tout à fait dans les ressources de la harpe
chromatique. Aussi bien que chez Colonne, Mme Wurmser-Delcourt en a fait valoir
l'intensité tragique et fantastique et aussi la savante virtuosité. "
Curieusement, je n'ai pas trouvé de critique suite à la
création du Conte fantastique le 18 décembre 1923, création sans doute
éclipsée quelques jours plus tard, le 29 décembre, par celle d'Épiphanie.
VII - La partition :
Le témoignage de Micheline Khan montre que Caplet n'était pas soucieux de faire éditer la Légende de 1908
en raison de l'abandon de la harpe chromatique et du fait sans
doute des mauvaises critiques de la création. Quinze ans plus tard, il
ignorait toujorus où il avait mis son manuscrit ! (le manuscrit est aujourd'hui
à la Bibiliothèque nationale). Durand se résolut à imprimer la
partition en 1924 avec un nouveau titre plus attirant Conte fantastique
suivi d'un résumé du conte de Poë. La partition originale D.&F. 10 536 comprend 41 pages, 43
n° de repère, 601 mesures. Elle a été gravée par Ch. Douin et imprimée par Delanchy, Dupré (Asnières-Paris). Cette partition est
actuellement en vente aux éditions Durand (N° article Durand 0 1094) sur
le site
di-arezzo.¨
Pour une analyse détaillée des parties de harpe
entre les versions 1909 et 1923, je renvoie à l'article de la harpiste et
musicologue Constance Luzzatti "André Caplet et la harpe : le Conte
fantastique" publié dans André Caplet compositeur et chef d'orchestre
(Société française de musicologie)
Conte fantastique
d'après une des histoires extraordinaires
d'Ellen(sic) Edgar Poë
"LE MASQUE DE LA MORT ROUGE"
Pour harpe ou
Piano et Quatuor à cordes
Pour Harpe et Quatuor à cordes... net : 16 fr.
Partie de Harpe séparée............... - 6
fr.
Pour piano et Quatuor à cordes.... - 18 fr.
Partie de piano séparée................ -
8fr.
Instruments du quatuor....chaque -
3fr.
Contre-basse (ad libitum)............ -
2fr.
Réduction à 2 pianos.................. -
Partie de second piano
(Réduction du Quatuor)............. -
Argument :
Rôdant autour des proies qu'elle convoite, la Mort horrible
et fatale, hante la contrée...
Dans une atmosphère lourde d'angoisse et d'épouvante, c'est,
brusque
et hideuse, l'apparition du Masque de la Mort rouge, dont le rictus
diabolique dénonce la joie rageuse et impitoyable de tout livrer à
l'anéantissement.
--------------------------------------------
Comme pour défier le fléau, un jeune Prince et ses amis festoyent (sic)
joyeusement dans une abbaye fortifiée dont on a soigneusement muré les issues.
Là, le Prince gratifie ses hôtes d'un bal masqué de la plus insolite
magnificence, et son goût fantasque pourvoit aux divertissements de la fête :
tableau voluptueux que cette mascarade !
--------------------------------------------
Cependant chaque fois que la voix étrange et profonde d'une très
vieille horloge sonne les heures...l'élan des danseurs semble paralysé....
A peine des échos de ce tintement ont-ils fui qu'une hilarité
légère
et mal contenue circule parmi les hôtes.
La fête reprend alors mais avec moins d'entrain et comme
gênée par
le souvenir de ces appels de l'heure ; toutefois, peu à peu, la musique
s'anime . Les couples fiévreusement tourbillonnent, lorsque, sur un geste
brusque du Prince, les musiciens s'arrêtent...
Dans l'ombre de l'Horloge, où lourdement résonnait minuit, se tenait,
immobile, un personnage enveloppé d'un suaire.
Une terreur mortelle s'empara de toute l'assistance.
La Mort rouge était venue comme un voleur de nuit !
Et tous les convives tombèrent convulsivement l'un après l'autre dans
les salles de l'orgie inondés d'une rosée sanglante.
VIII - Structure et
analyse du Conte fantastique :
Dans l'esprit du poème symphonique qui prend sa source dans un
argument littéraire, la partition suit les différentes péripéties du texte. On
trouvera ci-après un tableau récapitulatif prenant pour repères ceux de la
partition, d'autre part les minutages à partir de l'enregistrement de la
harpiste Sandrine Chatron et du Quatuor Elias enregistré en décembre 2004 (=>
Discographie)
Section |
Pages |
Minutage |
Argument |
Description |
Notes |
A |
1 |
0' |
Rôdant autour des proies qu'elle convoite, la Mort horrible
et fatal, hante la contrée...
Dans une atmosphère lourde d'angoisse et d'épouvante,
c'est,
brusque
et hideuse, l'apparition du Masque de la Mort rouge,
dont le rictus diabolique dénonce la joie rageuse et impitoyable de
tout livrer à l'anéantissement. |
A1 : Motif haletant de la harpe représentant la
Mort sur une pédale des cordes avec sourdine ; motif repris une
deuxième fois au chiffre [2] mais avec les cordes sans sourdines. Nous
sommes en mi mineur. |
Pas de thèmes à proprement parlé dans cette
section mais trois motifs de caractère rythmique identifiant la Mort et
le Masque rouge et sa joie rageuse |
3 après [3] Apparition du Masque avec le motif
A2
marcato du grave de la harpe doublé par le violoncelle, et de son
rictus 6 après [3]. |
Un dernier motif
A3 5 après [4]
caractérise "la joie
rageuse et impitoyable" du Masque. |
Au chiffre [7] conclusion sur
A1 |
B |
8
|
3'47"
B1 4'13
B2 4'39
B3 5'10 |
Comme pour défier le fléau, un jeune Prince et ses amis festoyent
joyeusement dans une abbaye fortifiée dont on a soigneusement muré les issues.
Là, le Prince gratifie ses hôtes d'un bal masqué de la plus insolite magnificence, et son goût fantasque pourvoit aux divertissements de la fête :
tableau voluptueux que cette mascarade !
|
Chiffre 8 animé à trois temps : rupture
d'atmosphère. Le trois temps se rapporte au bal masqué.
Notons qu'à partir de [8], Caplet, toujours précis, écrit des chiffres
qui "placés sous les barres de mesure, indiquent le rythme général qui
réunit certains groupes mesures". Indication précieuse pour les
interprètes destinées à regrouper 2, 3 ou 4 mesures et à articuler le
discours musical. 2 avant [10] nous passons à Mi
Majeur.
Cet épisode est bâti sur 3 thèmes qui semblent caractériser précisément
le contenu du texte:
Thème B1 [10] exposé à la harpe (2 fois)
: fantasque
Thème B2 [6 après 11] exposé au Violon 1 (2 fois)
: voluptueux
Thème B3 [13] exposé au Violon 1 en sons harmoniques et à la harpe
: mascarade |
On passe de la Mort à la Vie, à la mascarade
du Prince et de ses amis qui festoient. Scène du bal qui cette fois
engendre trois véritables thèmes de caractère plus mélodique.
Cet épisode tourbillonnant mais au rythme haletant anticipe sur La
Valse de Maurice Ravel |
5'27 |
Développement [14] sur
B1,
B2 et
B3. qui va crescendo. Il
s'enfle progressivement sur B2
en intensité et gagne vers l'aigu.
|
C |
24 |
Horloge à 8'10 |
Cependant chaque fois que la voix étrange et profonde
d'une très
vieille horloge sonne les heures...l'élan des danseurs semble paralysé....
A peine des échos de ce tintement ont-ils fui qu'une hilarité
légère
et mal contenue circule parmi les hôtes.
|
Quoique habilement liée à la partie précédente on peut
faire partir la section C [11 après 23] au moment la partition
atteint une sorte de climax . Sous les cordes fortissimo avec un violon dans le suraigu, la
harpe- horloge sonne les onze coups de 11 heure d'abord pianissimo puis
de plus en plus fort jusqu'à ce que l'élan des danseurs semble
paralysé". Les trois derniers coups seules sonnent dans le silence
retrouvé, lugubre : 3 longues mesures de silence. Nous sommes au milieu
de la partition.
A [26] on passe à une mesure à 2/4 et en La bémol
Majeur sans que cette modalité soit affirmée.
Suit un long épisode mystérieux (et magnifique sur le plan musical).
Caplet procède ici par petites touches. Alors que la harpe déploie
librement des formules cadentielles, les cordes se font discrètes. Les
sons harmoniques en glissandi vers l'aigu du Violon 1 à 2 avant
[27] traduisent
l'hilarité légère et mal contenue des hôtes. L'articulation de ce
passage se produit pourtant sur un bref motif chromatique grave et
inquiétant (en triples croches) du violoncelle. |
Partie médiane du Conte, plus libre
structurellement, avec des effets sonores saisissants.
Certains passages comme à [29] annoncent l'atmosphère des Valses nobles et sentimentales
de Ravel. |
B' |
31 |
12'40
Martèlement 14'21
Horloge 14'32
|
La fête reprend alors mais avec moins d'entrain et comme
gênée par
le souvenir de ces appels de l'heure ; toutefois, peu à peu, la musique
s'anime . Les couples fiévreusement tourbillonnent, lorsque, sur un geste
brusque du Prince, les musiciens s'arrêtent...Dans l'ombre de l'Horloge, où lourdement résonnait minuit, se tenait,
immobile, un personnage enveloppé d'un suaire.
|
Retour à Mi Majeur. La fête reprend à [31] Animé . On retrouve les 4 #
de mi majeur et la mesure à 3/4 de B. Le bal repart sur le thème
B1 aux violons
immédiatement suivi de B3.
On ne réentendra plus B2.
La musique s'anime mais est soudainement interrompue.
|
Reprise de la fête mais dans un
climat différent car privé de l'élan voluptueux moteur B2 qui
avait conduit à C.
Caplet figure le geste brusque du Prince par dix coups frappés pour
stopper la fête. Il est aussi l'outil du Destin qui frappe à la porte.
|
à [38] le geste brusque du Prince est figuré par le
martèlement (10 coups) du bois de la caisse de résonance de la harpe qui fait
aussitôt entendre les douze coups de minuit sur une pédale dissonante de
seconde (fa-sol) au violoncelle tandis que violons et alto distillent
des traits inquiétants "comme un bruissement étrange" qui figurent
"l'apparition dans l'ombre de l'horloge d'un personnage enveloppé
d'un suaire." Musique atonale presque bruitiste. |
A' |
37 |
16'14 |
Une terreur mortelle s'empara de toute l'assistance.
La Mort rouge était venue comme un voleur de nuit !
Et tous les convives tombèrent convulsivement l'un après l'autre dans
les salles de l'orgie inondés d'une rosée sanglante. |
De 3 après [39] jusqu'à 8 après [42] Caplet revient à
A Mi mineur en reprenant textuellement les mesures de la page 5 [3 avant 5]
=> [9 après 7]. On reprend donc sur
A3 puis on retrouve
A2 à 2 avant [42] et
enfin A1 à 2 après [42]
judicieusement présentés dans l'ordre inverse de leur apparition dans la
section A
Suit un trait de harpe ppp mais très rapide évoquant "la chute
convulsive des convives inondés d'une rosée sanglante". Coda à [43]. |
L'habileté de Caplet est de reprendre ici
une partie de A donnant à sa composition une structure en arche
parfaitement équilibrée qu'affectionnera un musicien comme Béla Bartók. |
Thèmes principaux :
Sonnerie de
l'horloge : |
IX - les
instruments :
Dans le Conte fantastique, Caplet réunit la harpe à un
ensemble de cordes (orchestre ou quatuor). Ce n'est pas finalement une formation
si courante même si les partitions de Debussy, Ravel, Roussel... s'en
rapprochent [1]. La harpe joue ici un rôle
important, mais c'est une erreur de reléguer les cordes au second plan car elles
jouent un rôle important dans la couleur et dans la thématique de l'œuvre :
B2 leur est confié ainsi que de
nombreux contrechants. Bref, le Conte fantastique n'est pas un concerto
pour harpe. Caplet attribue à la harpe un rôle dramatique : c'est elle qui
personnifie le Masque, la Mort, l'Horloge, le Prince alors que les cordes
évoquent le décor, les convives dansants ou inquiets, tombant convulsivement.
Habile, Caplet fait appel aux ressources expressives des instruments en utilisant
les effets les plus avancés. Il utilise toute la tessiture de la harpe et
notamment le grave comme dans les motifs
A1 et A2. Naturellement,
il ne renie pas les glissandi sans pourtant en abuser et il réclame de
nombreuses nuances : haletant, étouffez, dolce, sec,
piano mais strident, triple pianissimo mais très rapide,
perdendosi. On remarquera aussi l'habileté de Caplet à restituer le son
produit par l'horloge, son lugubre dont la complexité évoque l'ancienneté du
mécanisme avec un effet de résonance tout à fait réussi f/pp.
Les cordes ne sont pas en reste avec l'utilisation récurrente des harmoniques
aux Violons 1 et 2. Le Violon 1 à 2 avant [27] a même un glissando sur un
son harmonique évoquant peut-être "l'hilarité légère et mal contenue" qui
circule parmi les hôtes. Mais le moment le plus extraordinaire est celui des
douze coups de minuit où con sordino les cordes sont censées produire
comme un bruissement étrange en jouant des traits rapides dans le suraigu sur le
chevalet puis quelques mesures plus loin col legno ; glissando
spiccato à l'alto, pizzicato arrachez au violoncelle. Nombreux
trilles et appogiatures participent à créer l'atmosphère tout au long de la
partition. On relève enfin le parfait équilibre entre les cordes, Caplet
mentionnant d'un en dehors l'intervention importante de chaque partie.
Notons l'harmonieuse alliance des timbres entre cordes pincées et frottées. On
peut s'étonner que les compositeurs n'aient pas plus explorer cette voie tracée
à la fois par Debussy dans ses Danses et Caplet.
[1] Voir GLATTAUER
Annie, Le Dictionnaire du répertoire de la harpe,
CNRS éditions - CNRS
Dictionnaires 2003. 727 pages
X - Exécutions
Le Conte fantastique a donc été créé dans sa version
originale le 7 mars 1908 sous le titre de Légende, Étude symphonique
d'après Le Masque de la mort rouge de Poë aux Concerts Colonne avec
Mme Lucille Wurmser-Delcourt (harpe),
sous la direction Gabriel Pierné
(adjoint de Colonne depuis 1903). La création de la version avec quatuor à
cordes a eu lieu le 18 décembre 1923, salle Erard, avec Micheline Kahn et le
Quatuor Poulet.
"Caplet
assista aux répétitions dans un esprit de raffinement, dévoilant la
signification de chaque note pourrait-on dire" ajoute Micheline
Kahn qui devait rejouer régulièrement cette partition. Je n'ai pas trouvé trace
d'exécution de la troisième version avec piano dont on peut supposer
naturellement que Robert
Casadesus en a donné la première audition.
Lily Laskine
a tout joué pour la harpe. Entrée au Conservatoire dans la classe d'Hasselmans
en 1904 au moment où Micheline Kahn obtient son Prix elle obtient à 11 ans et
demi son 2ème Prix avec le Concerto d'Henriette Renié et à 13
ans son
Premier Prix en jouant une Légende, pas celle de Caplet, mais celle
d'Albert Zabel. Harpe solo dans l'Orchestre de Walter
Straram elle a pu assister à l'exécution d'Épiphanie avec Maurice
Maréchal en soliste le 8 juin 1925. Sous la direction de Straram, elle a joué le
Conte fantastique le 27 mars 1930. Elle a bien évidemment maintes fois
joué la partition et l'a enregistrée avec le Quatuor Via Nova en 1974 =>
discographie. A sa suite, (elle a formé tant
d'élèves !) de nombreuses harpistes ont inscrit le Conte fantastique à leur
répertoire. Aujourd'hui, la partition est régulièrement donnée et la
discographie témoigne de l'importance de ce chef-d'œuvre. Toutefois, on aimerait
signaler des versions récentes, rien n'étant paru depuis une dizaine d'années.
XI - Discographie :
Harpe et orchestre à cordes :
Notre discographie signale
trois enregistrements avec orchestre
: le premier sous la direction de Félix Slatkin avec Ann Mason Stockton (harpe)
en 1954 et, le second sous la direction de Georges Prêtre avec
Frédérique
Cambreling (harpe) en 1983. La direction de Slatkin renforce le côté
fantastique avec un orchestre à cordes très présent ne dédaignant pas les effets,
mais la harpiste, un peu noyée dans les cordes (prise de son ?), n'a pas
toujours un jeu très clair. Son « horloge » n'est guère impressionnante pas plus
que sa "rosée sanglante". La version française, un peu sèche pourtant, est plus recommandable
notamment en raison du parfait équilibre entre les cordes et la harpe. Le
dialogue entre les cordes et la harpe est très vivant, plus dramatique peut-être
que fantastique. Frédérique Cambreling révèle sa grande virtuosité dans un jeu
lumineux et d'une grande précision. On peut l'écouter sur You Tube
ici. Un dernier
enregistrement d'Elizabeth Hainen avec le IRIS Orchestra sous la direction de
Michael Stern paru chez AVIE en 2013 met plus en valeur la beauté sonore de la
partition que le fantastique. D'une manière générale, la version avec orchestre
à cordes n'a pas le « mordant » des versions avec quatuor à cordes.
Piano seul :
Curieuse mais méritoire transcription pour piano seul du pianiste d'origine
russe Jura Margulis enregistrée en mai 2006. Rappelons qu'il existe une version
chez Durand pour deux pianos qui a sans doute servi au transcripteur. Une
réduction pour piano seul, c'est se priver du contraste soliste/cordes, faire
abstraction des couleurs des cordes, bref, une réduction est une réduction. Mais
on aurait tort, à mon avis, de ne pas prêter l'oreille à cette version qui en
réalité relève autant de la paraphrase. Certes, elle se veut très habilement
fidèle au texte dans l'ensemble, sauf dans la partie médiane où elle prend des
libertés avec la structure tout en respectant le matériau musical. Ce qui est
intéressant, au-delà de l'impressionnante performance pianistique, c'est la
manière dont Jura Margulis révèle la résonance ravélienne de la partition. Il
s'efforce d'opérer une magnifique synthèse entre les parties de
cordes et celle de la harpe dont les glissandi ne lui posent pas problème. Ce
n'est peut-être plus tout à fait du Caplet pour les puristes, je le concède,
mais il faut avoir écouter cette transcription/paraphrase.
Harpe et quatuor à cordes :
En revanche, un grand nombre d'enregistrements ont été réalisés dans la version
harpe / quatuor à cordes. Nous avons relevé 15 versions, sans prétendre être exhaustif.
Voir détails sur la page discographie.
1974 |
LASKINE Lily (harpe) |
Quatuor VIA NOVA |
16'50 |
1982 |
HOLLIGER Ursula (harpe) |
Daniel PHILLIPS, Michael SCHNITZLER
Gérard CAUSSÉ
Ko IWASAKI |
16'17 |
1983 |
HOLLIGER Ursula (harpe), |
Musiciens de chambre de Zurich |
16'36 |
1988 |
McKEAND Vanessa (harpe) |
Quatuor ALLEGRI |
16'41 |
1988 |
GILES Alice (harpe),
|
Robert KAMINKOWSKY
Robert MOZES Robert Yuval KAMINKOWSKY Yuval Yoram
ALPERIN |
16'12 |
1992 |
CABEL Laurence (harpe) |
Ensemble MUSIQUE OBLIQUE |
17'08 |
1994 |
MORETTI Isabelle (harpe) |
Quatuor PARISII |
15'30 |
1997 |
JAMET Marie-Claire (harpe) |
Quatuor ROSAMONDE |
17'29 |
1998 |
MULLEROVA-JOUZOVA (harpe) |
Ensemble VARIACE |
18'24 |
1999 |
TALITMAN Rachel (harpe) |
Benjamin EMERAUDE
Irina SHERLING
Samuel BERGESIAN
Dieter SCHÜZHOFF |
17'21 |
2003 |
SHAMEYEVA Natalia (harpe) |
A. KOLESNIKOV L. KAPLAN R. STEPANYAN V. SHAMEYEV |
18'13 |
2004 |
CHATRON Sandrine (harpe) |
Quatuor ELIAS |
17'10 |
2004 |
LAVOISIER Annie (harpe) |
Ensemble OXALYS |
17'53 |
2006 |
LANGLAMET Marie-Pierre (harpe) |
Quatuor de LEIPZIG |
16'18 |
2012 |
Bridget KIBBEY (harpe) |
Kristin LEE (violon) Sean LEE (violon) Paul NEUBAUER (alto) Dane
JOHANSEN (cello) |
15'27 |
2012 |
NORDMANN Marielle, (harpe) |
Quatuor DEBUSSY |
17'17 |
|
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Une discographie comparée est en préparation
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